En ce moment, des adolescents - à vrai dire des pré-adolescents - envahissent Youtube pour demander aux commentateurs s’ils sont moches. Le premier résultat (une petite nana qui a l’air d’avoir onze ans) affiche trois millions et demi de visionnages... tendance lourde, donc. Cette ordalie moderne concerne majoritairement des jeunes filles. Certaines viennent se rassurer, d’autres confirmer leur sentence de mort sociale.
Côté bonne nouvelle, pas mal de commentateurs viennent consoler et rassurer, y compris contre l’évidence. Certains aussi viennent philosopher sur la relativité de la beauté (alors qu’on sait bien qu’elle n’est pas si relative que ça). Mais évidemment les trolls ont déboulé pour transformer l’essai en jeu de massacre en ligne : qui sera le plus blessant, qui fera preuve du plus de cruauté ?
Evidemment, la réponse la plus maline serait de ne surtout pas répondre, de ne surtout pas rentrer dans ce jeu narcissique. Se faire valider par des inconnus n’a aucun intérêt et surtout, ces enfants sont beaucoup trop jeunes pour assumer - quoi qu’ils en disent - le torrent d’insultes qu’ils se prennent en pleine tête. Je regrette de ne pas avoir de photo de moi à 13 ans à vous montrer - à cet âge-là, et je le dis avec toute ma tendresse, on est à moitié cuit, certainement pas terminé, par exemple le nez pousse plus vite que le reste
J’ai la même réaction crispée face aux gens qui demandent des conseils sexuels sur Internet. Je ne veux pas faire le dinosaure de service mais je ne sais pas trop quoi penser de la culture de la haine qui se développe en ligne et qui donne lieu à un néologisme : haterade (hater, hatitude...) (ma pourvoyeuse en liens intelligents s’appelle Sskizo et vous devriez la lire). Il reste des espaces de conversation (ce blog en fait partie) mais normalement, toute discordance de point de vue se traduit plutôt par un fight.
C’est marrant parce que dans mon expérience, la violence actuelle d’Internet est très différente de celle que je constatais en 2002. Quand j’ai commencé à bloguer, il y a presque dix ans donc, la moitié des commentaires laissés étaient des insultes - concernant mon apparence, mes engagements politiques, mon humour, ou tout simplement la présence de neurones dans mon cerveau. Les réactions ont été particulièrement violentes quand j’ai passé le premier millier de lecteurs, comme si j’avais trahi une loi non-écrite du ghetto, et comme si chaque blog de l’univers devait obtenir exactement la même attention que les autres - l’égalité comme aplatissement. Cette situation a duré trois ans. Ensuite, il est devenu ok d’être lue. On a pu commencer à discuter et on discute toujours. De mon côté, le problème est réglé. Mais peut-être s’est-il seulement déplacé ?
Ce n’est pas vraiment la haine qui a le vent en poupe - je pense. On n'a pas le temps ni l'énergie de détester vraiment. Le problème, c’est la cruauté. C’est le plaisir de se sentir invulnérable (il faut tomber la garde pour aimer), le plaisir du snobisme (en décretant que rien n’est jamais assez bon et beau pour ses goûts de luxe), le plaisir de ne pas pouvoir être attaqué (en refusant de défendre quoi que ce soit). Et puis l’anonymat qui transforme des comptables en chevaliers de vertu. C’est assez pratique de pouvoir faire mal sans prendre le contre-choc de l’empathie - les larmes de ces ados pas si jolies, on ne les verra jamais.
J’ai aussi l’impression qu’Internet appartient maintenant au divertissement, qu’il n’est plus vraiment un enjeu de société, sauf pour les Anonymous (sinon, on serait tous sur Wikipédia) (je me mets dans le lot).
Taper sur une jeune fille est divertissant, et permet au passage de se délivrer de ses petites frustrations. Mais lui expliquer pourquoi elle devrait effacer sa vidéo Youtube n’est pas du tout divertissant, c’est un truc de citoyen responsable, et pour être responsables, on a déjà la vraie vie.
Ceci est juste une interprétation personnelle. Mais le lol à tout prix nous scie les jambes, et nos problèmes sexuels ou d’estime de soi n’appartiennent pas au lol - du moins pas sans qu’on l’ait consciemment décidés.
A votre place, je ne raconterais ma vie sexuelle que sous pseudo (évidemment), mais aussi sur des plateformes dénués de commentaires. La conversation n’est pas obligatoire, surtout si elle risque de tourner au pugilat. Et surtout, la sexualité n’est pas négociable : elle devrait par conséquent rester hors-jugement (pour les jugements, on a déjà la vraie vie).
(Mon meilleur ami dit qu’on est tout simplement moins intelligents qu’il y a dix ans. Je ne crois pas. Je crois juste qu’on se protège plus, parce que la sanction sociale quand on fait une erreur devient carrément hors de proportion. C’est vraiment beaucoup plus simple de refuser de prendre parti - plus sain à l’échelle d’un individu, mais malsain à l’échelle de la société.)
http://m.gqmagazine.fr/sexactu/pag/5